Cette question de l’anorexie est d’autant plus complexe à traiter qu’elle est bien souvent déniée par les patients qui en souffrent.
Elle, la patiente, (féminisons le pronom puisque cette pathologie atteint davantage les femmes que les hommes), consulte parfois pour un mal-être général ou concentré sur d’autres sujets (difficultés relationnelles, sexuelles, professionnelles…) tout en n’étant pas consciente de ce qu’elle vit dans son corps à travers son (non) alimentation.
Cela en constitue d’ailleurs l’un des symptômes puisque cette problématique pose celle de l’image distordue, fantasmée, de son propre corps. La patiente ne « se voit pas « tel qu’elle est. Et ne sait pas réellement qu’elle souffre.
Les psychanalystes qui accompagnent des patientes anorexiques savent qu’il s’agit de travailler peu à peu (en tâchant de ne pas plaquer ni brusquer leur survenue en séance) les questions :
- de la féminité,
- de la toute-puissance,
- de la dénégation des affects,
- de la dénégation de la souffrance,
- de la jouissance à être dans la privation:
« La satisfaction provient non d’un besoin comblé qui mène à la découverte de l’objet, mais d’une jouissance paradoxale liée à l’absence de satisfaction d’un besoin, laquelle, entretenue indéfiniment, maintient une excitation. Il y a un échec de la mise en place de la pulsion orale et de l’auto-érotisme dans les relations précoces mère-bébé. D’ordinaire, lorsque la mère peut interpréter les manifestations du nourrisson qui indiquent son besoin de nourriture – qui n’a pas encore de sens –, elle lui prodigue des soins et le nourrit (Freud, 1938 : la mère est non seulement le premier objet mais aussi la première séductrice ; entendons ici la séduction narcissique selon Racamier, qui contribue à conforter l’auto-érotisme et le narcissisme en constituant une pulsion orale qui donne un sens au lait et au sein). Le bébé hallucine le sein, source de satisfaction à venir, et peut attendre calmement la tétée. C’est la naissance du fantasme et de la vie psychique, avec la mutation du besoin de nourriture en désir ; le bébé peut alors ressentir la faim à la fois comme manque et comme désir, et plus tard, la nommer. Au contraire, la nourriture reste pour ces patientes non investie pulsionnellement, privée de sens. »
Il s’agit d’ailleurs davantage de construire avec la patiente plutôt que d’interpréter, contrairement aux psychanalyses de patients névrosés:
« L’atteinte traumatique de l’anorexie est qualitativement tout autre (que celle de l’hystérique): le clivage est structurel, affectant gravement l’édification du moi et la pulsion peine à émerger du besoin, car les besoins de l’enfant ont été disqualifiés. L’avènement de la génitalité est gravement compromis. Cela indique la direction des psychothérapies des anorexiques : être témoin d’une souffrance jadis ignorée, requalifier les perceptions internes du sujet masquées par le déni, participer avec la patiente à la construction d’un ordre plus marqué par la symbolisation. »
Le transfert joue un rôle particulier dans les psychanalyses de personnes anorexiques.
Il est davantage latéral que frontal dans la mesure où les défenses sont partout chez le sujet anorexique et qu’il est surtout question pour le psychanalyste de soutenir et éclairer en pointant plutôt qu’en interprétant.
Si le transfert est opérant, la patiente parviendra à s’appuyer sans retenue sur l’analyste et ainsi lâchera peu à peu ses objets « rassurants » (l’autosatisfaction dans le manque et la privation) qui la font côtoyer l’abîme:
« Les conduites touchant l’alimentation – privation forcenée de la nourriture ou à l’inverse excès boulimiques suivis de vomissements – s’inscrivent dans le cadre de processus autocalmants, qui résultent de l’échec de la constitution d’un auto-érotisme. »
Un analyse réussie doit permettre au sujet de ne plus avoir besoin de souffrir en allant flirter avec la mort au quotidien.
(Source : https://shs.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2001-5-page-1537?lang=fr)
Annie Cohen
31 décembre 2024