Angoisse d’abandon ? Angoisse de séparation ? Abandonnisme ? Autant de notions qui évoquent des contextes où carences de soins, d’éducation ou d’apports affectifs ont été vécues par de très jeunes enfants délaissés par leur mère et qui pèsent sur la manière dont ils envisagent la vie parvenus à l’âge adulte.

« L’abandon soulève le problème de la perte d’objet et du renoncement à l’objet d’amour, c’est-à-dire du travail du deuil. […] Cette angoisse fondamentale selon Freud, exprime l’état de détresse originaire qui […] rend l’individu totalement dépendant d’autrui pour ses besoins vitaux et affectifs.  Le besoin d’être aimé qui en découle ne le quittera plus jamais de sa vie.  […] La problématique de la séparation et de l’abandon ne se résume pas aux vicissitudes de la relation primaire avec la mère, Freud insistait déjà sur l’importance cruciale du besoin de protection par le père, sur l’intensité du sentiment de nostalgie qui s’adresse à lui en son absence.  (JC Arfouilloux / Dictionnaire International de la Psychanalyse – Hachette.»)

Cette définition de l’abandon au sens psychanalytique aborde la question de cette bataille intérieure que le sujet mène tout au long de sa vie contre ses angoisses intérieures, plus ou moins massives où la figure paternelle peine à s’imposer et à compenser la carence du lien maternel à l’enfant.

L’angoisse de séparation provient d’un trouble de la relation mère-enfant en miroir : elle est décrite comme un état émotionnel pathologique caractérisé par une relation mère-enfant de dépendance mutuelle hostile et par un besoin intense de vivre rapprochés de façon quasi permanente (Cf Estes, Haylett et Johnson).  « Il ne s’agit pas pour l’enfant d’éviter l’école ou d’en avoir peur: c’est la présence physique de la mère qu’il recherche. A la maison, l’enfant « ne quitte pas les jupes » de sa mère, qui non seulement permet ce comportement, mais en est ravie et l’y encourage. Il n’est pas douteux que l’enfant a une attitude extrêmement ambivalente à l’égard de la mère et qu’il ressent d’autant plus le besoin de ne jamais la quitter qu’il puise dans cette présence permanente l’assurance que ses désirs inconscients de mort ne sont pas réalisés. Dans tous les cas, il s’agit d’une « névrose à deux » dont la genèse est imputable à l’élément inducteur: la mère. Les symptômes de l’enfant ne peuvent être compris qu’à travers ceux de la mère. » (Revue Française de Psychanalyse – 1957).

Green va plus loin en décrivant le « Complexe de la mère morte » en 1980. Il s’agit là de ce que l’enfant a intégré d’un deuil maternel non explicité mais exprimé plus tard, parvenu à l’âge adulte, à l’occasion du travail analytique dans le transfert par une « dépression de transfert ». André Green dit que le transfert est alors habité « d’un noyau froid », «  conséquence d’un désinvestissement maternel brutal que l’enfant ne peut s’expliquer et qui bouleverse son univers psychique ». Le complexe de la mère morte s’exprime alors par une incapacité à l’âge adulte à investir un objet proche, « impossibilité de haïr comme d’aimer, impossibilité de recevoir sans se sentir obligé de rendre pour ne rien devoir, fût-ce dans la jouissance masochiste ».

Ces relations pathologiques à la mère induisent au long cours des séquelles psychiques sur le sujet qui risquera de développer des traits dépressifs plus ou moins marqués selon ce qu’il aura intégré du « vide » de la relation primaire.

Dans les années 50, D. Winnicott a théorisé la notion de  « mère suffisamment bonne » pour qualifier la mère dont « l’harmonisation physique et émotionnelle consciente et inconsciente l’adapte convenablement à son bébé aux divers stades de la petite enfance, assurant ainsi un environnement optimal à l’instauration saine d’un être distinct, finalement capable de relations d’objet matures ». (Jennifer Johns/ Dictionnaire International de la Psychanalyse – Hachette.»).

Selon Winnicott, ce serait cette capacité innée à devenir mère auprès de son bébé et à « avancer harmonieusement» avec lui, qui permettra au sujet adulte de se détacher et puis de s’attacher à d’autres objets sans trop de heurts psychiques.

Cette mère ressemble à celle que chante Arno dans « Les yeux de ma mère » :

« Ma mère, elle a quelque chose
Quelque chose d’une dangereuse
Quelque chose d’une allumeuse
Oh, quelque chose d’une emmerdeuse
Elle a des yeux qui tuent
Mais j’aime ses mains sur mon corps
J’aime l’odeur au-dessous de ses bras
Oui, je suis comme ça
Dans les yeux de ma mère
Il y a toujours une lumière
Oh, dans les yeux de ma mère
Il y a toujours une lumière »

 

Malheureusement cette « mère suffisamment bonne » ne l’est pas pour les sujets souffrant d’angoisse de séparation. Cette lumière est éteinte lorsqu’elle les regarde.

Cette angoisse s’infiltre dans toutes leurs pensées, toutes leurs émotions, tous leurs investissements d’objets, tous leurs choix de vie et leur fait revivre perpétuellement des scènes où ils se sentent rejetés, non investis, peu aimés voire niés.

Cette angoisse d’abandon ou angoisse de séparation perturbe notoirement la trajectoire de vie du sujet. Elle mobilise de profondes angoisses là où souvent nulle émotion négative ne devrait se manifester. Tout lien devient dangereux voire potentiellement destructeur. Le sujet oscille entre évitement et attachement « éperdu ».

Mais je ne crois pas que cette angoisse de séparation soit incurable, et encore moins qu’elle représente une condamnation à perpétuité.

Parvenir à la repérer est le résultat d’un long et exigeant travail sur soi dans le cadre d’un travail psychanalytique. Puis une fois repérée, il s’agira de la dompter, de l’endormir un peu de manière à pouvoir cohabiter avec elle. Seule l’alliance psychothérapeutique forgera le socle de ce travail de prise de conscience puis de dépassement de ces affects destructeurs et envahissants.

De manière, ensuite à enfin, peut-être l’ignorer un peu, et aller vers soi-même, seul, avant d’aller vers un Autre acceptable ?…

Annie Cohen
14/07/2021