Alors c’est ça ? C’est comme ça qu’on dit ? On est « parents ».

C’est-à-dire le parent d’un enfant « porteur de handicap » ? Parce qu’évidemment, on n’est pas « maman » ou « papa » ou juste la mère ou le père d’untel. Non, nous, on est « parents ». C’est-à-dire qu’on appartient à la catégorie des autres, ceux qui en sont. Ceux qui savent de quoi on parle quand on évoque le handicap. On est surtout membre du groupe, du cercle si fermé, tellement fermé, des parents d’enfants différents mais vraiment très, très différents.

Moi, j’ai mis beaucoup de temps pour accepter d’appartenir à ce groupe, Elie… Je maniais le mot « handicap » que je trouvais si vilain, avec beaucoup de répugnance. Alors même que je ne te l’avais pas encore collé sur le front, sur tout le corps, sur l’esprit et sur toute ta vie. Comme j’ai reculé longtemps ! Impossible de faire autrement parce que tu sais, je ne voulais pas appartenir à « l’autre catégorie », celle des « différents ». Et surtout je ne voulais pas t’emporter avec moi, avec nous, dans cet univers que je pressentais si étrange et aride.

Tu nous as facilité la tâche avec tes pieds. Merci. Nous avons pu gagner six ans. Six années supplémentaires où nous n’étions que « ton papa et ta maman ». Merci à tes pieds bots qui nous ont accaparés, qui nous ont permis de rester bien concentrés sur cette seule question : quand marcherais-tu ? Du coup, facile de ne pas trop voir que tu ne parlais pas, que tu n’étais pas « propre » et que ton visage était un peu « bizarre »… On ne voyait que tes sourires, on n’entendait que tes rires, on ne pensait qu’à t’embrasser…, pour ne pas t’étouffer ? On te faisait opérer, rafistoler, et après, ça irait bien.

Mais quand tu as marché, que tes pieds t’emportaient, quand à l’école – où tu avais passé deux ans après la crèche et le jardin d’enfants, parce que décidément tu n’étais « pas pressé » – quand, à l’école, on nous a rappelé à l’ordre, alors là ça y était, on devenait des « parents ». Pour de bon. Des « parents de », des « aidants familiaux », des « infirmiers », des « éducateurs », des « psychiatres », des « orthophonistes », des « auxiliaires de vie », quoi. Mais plus ton papa ni ta maman. Enfin, pour un temps.

Allez, tu sais bien ce qui a suivi, hein ? Tu as démarré une autre vie, au cœur de ce monde parallèle où nous avons tous été plongés, d’un coup. Là, plus moyen d’éviter les enfants aux yeux trop éloignés ou trop rapprochés, les enfants sans parole, sans l’usage de tout leur corps, des enfants sans retenue ni tenue, des enfants avides et coincés, des papas et des mamans/« parents », comme nous, le regard perdu… Non, là, on a plongé. Avec toi. Avec la peur, la tristesse sans fin et aussi, plus tard, le soulagement. Plus besoin de courir en fermant les yeux pour éviter de savoir. Plus la peine de trouver des excuses à tes décalages. Tu faisais partie d’un groupe. Un autre groupe, mais enfin, une sorte de communauté.

Les rencontres magiques sont arrivées en même temps que la douleur, des gens qui nous ont tendu les deux mains, qui nous ont offert la lumière dans cette nuit. Des gens qui nous ont aidés à t’aider. Plus moyen de faire les fiers. Mais toujours envie d’être fiers de toi, Elie, notre fils chéri, notre aîné, notre grand garçon.

Alors avec le temps, on s’est habitués, on a mieux compris, on a été moins bancals, nous aussi. On s’est un peu redressés et on a continué, parfois à reculons, parfois à l’aveugle, en tout cas, pas tout droit, à chercher notre chemin avec toi.

Je t’écris là parce qu’on va mieux, non ? Nettement mieux je crois. Tu vas mieux aussi. Et maintenant, tes frères forment avec nous une nouvelle communauté, un groupe à nous seuls, notre famille, Elie.

Bien sûr, ton charme et ton talent y sont pour beaucoup. Tu sais faire que l’on t’aime. Et, bon sang, des gens qui t’aiment, tu en as trouvé beaucoup, Elie. Et là, nous, tes « parents », n’y sommes pour rien. On t’a suivi dans tes chemins biscornus et escarpés, on t’en a beaucoup voulu de nous emmener si loin, on s’est perdus et retrouvés, mais finalement, maintenant, tu as treize ans, tu deviens un homme, et nous, on redevient enfin ton papa et ta maman…