« Tu sais, tu vas devoir toujours  faire encore plus d’efforts que les autres toi pour que l’on t’accepte. Et aussi, tu vas devoir arrêter de poser sans arrêt des questions auxquelles tu as déjà les réponses ! ». Ainsi parlait cette orthophoniste en fin de carrière à ce jeune enfant handicapé mental qui l’écoutait d’une oreille distraite, séance après séance, semaine après semaine, dans l’espoir que peut-être, il en garde quelque chose. A ce moment-là il avait juste commencé à parler, il devait avoir alors autour de cinq ans.

C’était Madame B. cette orthophoniste , il allait la voir avec sa maman depuis qu’il avait un an et demi, il aimait d’ailleurs bien y aller, il savait qu’elle lui lirait des livres avec des images, et le garderait assis sur ses genoux (si il acceptait d’y rester plus de quelques minutes, ça c’était moins sûr…cela dépendrait…), il savait qu’elle répéterait, répéterait, et répéterait encore, ces lectures de livres avec des dessins de bonshommes colorés qu’ils choisiraient ensemble, sous le regard un peu perdu de maman qui ne comprenait pas mais qui restait là silencieuse et confiante, pendant qu’ils lisaient. 

Il aimait bien faire courir Madame B., il courait beaucoup dans le Centre entre le bureau et la bibliothèque où étaient rangés les livres illustrés qu’il retrouvait chaque semaine. Elle, elle n’aimait pas trop courir car elle était un peu vieille quand même. Mais lui, ça l’amusait bien de la faire courir. Il riait et courait et parfois il se roulait aussi parterre en riant, ça pouvait durer assez longtemps jusqu’à ce qu’il décide qu’il en avait assez et qu’il accepte d’aller choisir les livres pour la séance. Avec maman qui les suivait derrière. Il menait la danse, ça faisait un peu comme une farandole, et franchement ça, il adorait ! 

Elle avait un gros chignon très lisse Madame B., elle était un peu maigre, elle fumait des cigarettes longues et avait le dos vouté, mais elle était très gentille avec lui, et vraiment patiente. Il savait bien qu’après avoir couru et ri et fait le tour du Centre, ils s’installeraient dans le bureau pour lire, avec maman assise près d’eux qui les regarderaient et les écouteraient. Mais il voyait aussi que maman était triste quand il courait partout et qu’elle ne savait pas ce qu’il fallait dire ou faire pour qu’il soit sage ; ce n’était pas grave, on allait bien finir par se retrouver dans le bureau et écouter Madame B. lire les livres qu’il avait choisis. Et maman serait un peu rassurée alors.

Et puis plus tard, il a étonné tout le monde, parce que tous ces mots répétés, répétés, répétés, il les savait et s’en est servi tout le temps pour drôlement bien parler ! Il a reçu plein de compliments et était très fier.

 

C’était lui qui menait aussi la danse à la maison vu qu’il ne dormait pas trop. Il réveillait papa et maman toutes les nuits et plusieurs fois chaque nuit, et ça, ça a duré longtemps parce qu’il n’arrivait vraiment pas bien à dormir et ne voulait pas rester tout seul à s’embêter quand il était réveillé. Ca aussi il voyait bien que ça rendait maman triste, et des fois ils se mettaient en colère contre lui papa et maman parce qu’ils étaient fatigués le matin en allant au travail sans presque avoir dormi la nuit. Mais ce n’était pas grave parce que papa et maman lui faisaient beaucoup de câlins et beaucoup de bisous quand même.

 

Un jour, il a eu un petit frère qu’il est tout de suite allé voir quand il est sorti du gros ventre de maman. Ce bébé-là il portait un pyjama bleu et il agitait ses petites mains dans tous les sens, ce qui fait qu’il se griffait beaucoup le visage. Ca faisait un peu peur. Mais comme c’était lui le grand frère de six ans, il a été courageux et il a demandé à le prendre dans ses bras, assis à côté de maman sur le lit dans la chambre de l’hôpital. Il était content de montrer à papa et maman qu’il le tenait bien et qu’il ne le faisait pas tomber parterre. Et là encore, tout le monde lui a fait des compliments et lui il a été fier d’être grand.

Le temps a passé, tout le monde était occupé à travailler ou à grandir. 

Un autre jour, il y a eu encore un autre gros ventre de maman, et encore un autre petit frère, mais avec un pyjama blanc et il regardait partout autour de lui. Alors là c’était un peu différent parce que ce petit frère-là il faisait plus de bruit que le premier, il réclamait beaucoup papa et maman il ne voulait pas être aussi sage que l’autre petit frère qu’on n’entendait pas beaucoup. Et lui ça l’agaçait un peu. 

Il avait beaucoup de choses dans la tête maintenant, beaucoup de choses à comprendre, et des fois il ne savait pas trop quoi faire de tout ça. Alors il se remettait à courir ou rire comme avec Madame B., ou il jetait ses affaires par la fenêtre de sa chambre (ça faisait peur aux voisins et lui ça l’amusait beaucoup) ou par la fenêtre de la voiture qui roulait, ou même une fois il a voulu aller se promener tout seul alors qu’il était avec papa et son petit frère en pleine ville un jour où il faisait très beau,  avec beaucoup de monde tout autour, et il est parti, marcher droit devant lui, pendant des heures. Cette fois-là, papa et maman ont été très inquiets et très fâchés contre lui. Ils ont même dû appeler la Police, mais lui il était bien content parce qu’il avait pu discuter avec les policiers qui l’avaient retrouvé et ils lui ont montré comment faire de la musique et de la lumière avec la grosse ampoule qui tournait sur le toit de leur voiture ! Il s’est bien amusé. Et il n’a pas compris pourquoi papa et maman faisaient cette tête bizarre quand ils sont arrivés pour le chercher au poste de Police.

Quand même, il a senti qu’il ne valait peut-être mieux pas recommencer parce que papa et maman avaient l’air vraiment triste.

Et puis le temps a encore passé, et tous les cinq étaient occupés à travailler ou à grandir. 

Peu à peu, ses frères sont devenus grands aussi, il voyait bien que leur voix changeait, qu’ils commençaient à avoir un corps de grand comme lui. Et puis maman et papa ont commencé à ressembler un peu à ses grands-parents, avec des rides et des cheveux blancs. Bon, ça, il n’a pas trop aimé, ça l’a un peu inquiété. Alors il a recommencé à leur poser des questions auxquelles il savait répondre tout seul, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Mais ça n’était pas grave parce que papa et maman lui répondaient et continuaient à être gentils avec lui, même si ils avaient l’air un peu vieux maintenant. Et lui il n’aimait plus trop les bisous et les câlins, et ses frères non plus parce qu’ils étaient tous grands. 

Peut-être que eux aussi ils ont vu les cheveux blancs et les rides de papa et maman parce qu’il a remarqué qu’ils venaient parfois le chercher à son Centre à leur place, ou qu’ils lui disaient de ne pas parler tout seul, ou de ne pas crier, ou de ne pas avaler tout rond sans mâcher, ou ils lui expliquaient des choses qu’avant papa ou maman seulement lui expliquaient. Ca c’était un peu difficile à comprendre parce que c’était lui le grand frère. 

Un jour son deuxième petit frère s’est fâché contre lui parce qu’il n’avait pas pu attendre que les toilettes soient libres et avait tout sali parterre. En plus on était en voyage et il y avait de la moquette dans la chambre des trois frères. Et il s’était fait gronder par le tout petit frère qui n’était pas content que son grand frère fasse une si grosse bêtise. Alors il lui a dit : « Mais c’est toi le grand frère ! Pourquoi tu as fait ça ? ». 

Après ça, de retour du voyage, tout le monde a été encore plus souvent triste à la maison. Pourtant il faisait beaucoup d’efforts pour être le grand frère de ses deux petits frères. Il s’intéressait à eux et leur demandait souvent comment ils allaient. Ils aimaient bien qu’il leur demande s’ils allaient bien. Et ils lui répondaient toujours qu’ils allaient bien.

Ils l’aidaient aussi un peu pour tout : pour préparer les repas quand papa et maman n’étaient pas là, pour se calmer si il était trop énervé pour se calmer tout seul, pour circuler dehors ou juste être là quand il n’avait pas envie d’être tout seul.

 

Et un jour, il devait avoir autour de vingt-cinq ans, il a demandé à maman : « Quand est-ce que mes frères viendront dans mon Foyer ? Quand ils seront grands ? Ils ne sont pas encore assez grands pour le moment… ? ».

 

Et maman s’est retrouvée exactement comme quand il était petit dans le bureau avec Madame B. : saisie et admirative de son grand-petit garçon si intelligent qui rendait tout le monde autour de lui si gentil et si triste.

 

Annie Cohen

1er août 2021